Figure même de la métamorphose, Faust est devenu un mythe, référence majeure dans la culture occidentale. Il fut pour Eugène Delacroix une source d’inspiration riche et passionnante. Agrégée d’histoire, Elisabeth Brisson analysera, au sein de l’atelier d’Eugène Delacroix, les ressorts du mythe faustien tels qu’elle les a analysés dans son livre récent. Une occasion exceptionnelle à ne pas rater.

Pourquoi au cours du XIXe siècle, plusieurs œuvres d’art parmi les plus novatrices se sont-elles créées au regard du mythe de Faust ?
Si la tragédie Faust de Goethe s’impose comme référence aussi bien pour les lithographies de Delacroix que pour la Damnation de Faust de Berlioz ou que pour l’opéra de Gounod, elle ne fut pas la seule à avoir stimulé les imaginations créatrices. Elle n’était pas, en effet, la première œuvre consacrée à ce personnage : Faust, associé à Méphistophélès, est une invention et une cristallisation des aspirations, inquiétudes, transgressions du temps de l’Humanisme et de la Renaissance. Il est à l’origine de nombreuses publications, à commencer par l’Historia anonyme (1587) suivie de la pièce de Marlowe et de nombreuses parodies au cours des XVIIe et XVIIIe siècle, ainsi que de la circulation de quelques œuvres figurées, dont la célèbre gravure de Rembrandt prise à tort au cours de la première moitié du XVIIIe siècle pour un portrait de Faust.
Ainsi, comme le revendiqua Lenau, Goethe ne détenait pas « le monopole de Faust ». Goethe le souligna lui-même en 1818 juste après la publication de Manfred poème dramatique de lord Byron :

« Ce poète à l’intelligence singulière a pris mon Faust pour lui, et en a extrait l’étrange aliment de son humeur hypocondriaque. Il a utilisé les principes de cette impulsion pour sa propre voie, son propre propos, de sorte qu’il n’en est aucun qui soit enfin demeuré identique ; et c’est bien sur ce point, que je ne puis jamais assez admirer son génie. »

Quelques années plus tard, Goethe reconnaissait le génie de Delacroix :

« M. Delacroix est un artiste d’un talent d’élite, qui a précisément trouvé dans Faust la pâture qui lui convient. Les Français lui reprochent sa fougue ; mais, ici elle est parfaitement à sa place. (…) – Je fis observer, dit Eckermann, que de telles illustrations contribueraient beaucoup à l’intelligence du poème. – La question ne se pose même pas, dit Goethe, car la puissante imagination de cet artiste nous oblige à repenser les situations aussi parfaitement qu’il les a pensées lui-même. Et, si je dois avouer que, dans ces scènes, M. Delacroix a surpassé ma propre vision, combien, à plus forte raison, les lecteurs trouveront cela vivant et supérieur à ce qu’ils se figuraient. »

Cette reconnaissance de Goethe est d’autant plus significative que les lithographies de Delacroix ne constituaient pas le premier cycle de dessins inspiré par la tragédie Faust  : Peter Cornelius et Retzsch publièrent en 1816 chacun un cycle de dessins gravés. Si Goethe apprécia les dessins au trait de Retzsch pour leur dimension suggestive, ce ne fut pas le cas pour ceux de Peter Cornelius qu’il trouva trop « alt-deutsch », et surtout inadéquats, car ils passaient, selon lui, à côté de la tension inscrite au cœur de sa tragédie.
De fait, paradigme de la force créatrice du mythe de Faust, la « manière noire » de Delacroix - nouveauté de ses lithographies qui met en évidence l’emprise des forces obscures - permet de donner une réponse à l’interrogation initiale : cette incitation à créer procède par conséquent du contenu même du mythe de Faust, la tension inhérente à la condition humaine, tension entre aspiration à l’idéal et désespoir, entre expansion vitale et tentation du suicide, entre lumière et forces obscures.
Les dix-sept lithographies de Delacroix offrent ainsi un aperçu « vivant » (comme dirait Goethe) de la force créatrice du mythe de Faust en mettant sous les yeux du « lecteur » les thèmes essentiels qui se retrouvent d’une façon ou d’une autre dans les œuvres consacrées à Faust : les aspirations du vieux savant pris entre transgression et désespoir ; la rencontre amoureuse du savant rajeuni et la révolution intime que procure l’amour ; l’emprise triomphante des forces obscures angoissantes et mortifères.

Pour accéder au compte-rendu de la conférence :
http://www.musee-delacroix.fr/IMG/pdf/Compte-_rendu_conference_Elisabeth_Brisson.pdf