Attaché à la famille d’Orléans et à la Monarchie de Juillet, Eugène Lami (1800-1890) n’en a pas moins continué de croquer la vie mondaine sous le Second Empire, en utilisant sa technique de prédilection, l’aquarelle. Dans ce dessin inachevé, esquisse préparatoire pour une autre aquarelle (conservée en collection privée), il représente un salon parisien où l’on reconnaît trois personnages : le peintre Eugène Delacroix, le poète Alfred de Musset (1810-1857) et l’avocat et homme politique Pierre-Antoine Berryer (1790-1868) qui était un cousin de Delacroix.

Un quatuor amical

Une inscription au revers du montage suggère que la scène se passe chez la marquise Adeline de Lagrange (1800-1878). Proche amie de Berryer, celle-ci est mentionnée à plusieurs reprises dans le journal de Delacroix et dans sa correspondance avec Berryer (environ 160 lettres conservées au musée Delacroix). Delacroix, Berryer et la marquise se voient à Paris, régulièrement, mais aussi à Augerville, l’été, dans la propriété où Berryer aime recevoir ses amis.

Connu pour être un grand orateur, Berryer est représenté au centre de la composition en pleine causerie, agitant ses mains. Delacroix trône à côté de lui, au centre de la composition, le regard droit, le port altier, surplombant l’assistance avec la distance, la réserve dont ses contemporains ont souvent témoigné. A gauche, adossé au linteau de la cheminée, le bras droit replié derrière le dos et le haut-de-forme à la main, Alfred de Musset bavarde avec une jeune femme. Il porte un frac bleu déboutonné qui laisse voir sa gracile silhouette. Sa présence ici s’explique certainement par la chaleureuse amitié que lui porte Berryer. Musset est moins proche de Delacroix, qui a peu de goût pour sa poésie, néanmoins le peintre et le poète se connaissent de longue date : ils ont fréquenté ensemble, dans les années 1820, les soirées de Nodier à l’Arsenal, le salon d’Alfred et Caroline Tattet, et autres cercles romantiques.

Autour d’Eugène Lami, une certaine idée de l’élégance

Liés entre eux, ces personnages sont aussi liés à celui qui les dessine. Delacroix et Lami se connaissent depuis leur jeunesse. Dans les années 1850, ils siègent tous deux au conseil municipal de Paris. Lami est également très lié avec Alfred de Musset, dont il a illustré à plusieurs reprises les poèmes et pièces de théâtre ; il est fréquemment reçu chez la maîtresse de ce dernier, Caroline Jaubert, grande amie de Berryer… et belle-sœur de la marquise de Lagrange.

Cette petite assemblée amicale prend place dans un intérieur raffiné qui témoigne de l’intérêt d’Eugène Lami pour les décors et le mobilier (Lami a œuvré plusieurs fois en tant que décorateur pour la famille d’Orléans). Dans ce cocon d’apparence plus aristocratique que bourgeoise se dessinent les contours d’une sociabilité quelque peu surannée où priment les valeurs de l’esprit et de l’élégance.

Historique et provenance

La datation de cette aquarelle peut être établie par déduction, entre 1852 – date à laquelle Eugène Lami rentre d’Angleterre – et 1857, année de la mort d’Alfred de Musset, ce qui est cohérent tant avec les mentions des dîners chez Mme de Lagrange dans le journal de Delacroix qu’avec l’apparence des personnes représentées. Elle est toujours restée dans la famille d’Eugène Lami. Elle a appartenu à Albert Guillaume (1873-1942), peintre et dessinateur de la société parisienne de la Belle Epoque et de l’entre-deux-guerres, dont la sœur, Marie-Louise Guillaume, avait épousé le fils d’Eugène Lami. Eugène Lami était également un ami de l’architecte Edmond Guillaume (1826-1894), père d’Albert Guillaume. La restauration de ce dessin a permis de découvrir, au revers, une esquisse préparatoire au crayon graphite.

Bibliographie

  • Catalogue de l’exposition Dessins romantiques français provenant de collections privées parisiennes, Musée de la vie romantique, 3 mai-15 juillet 2001, texte de Louis-Antoine Prat, Paris : Paris musées, 2001, p. 142, fig. 1, repr.
  • René Huyghe, Jean-Louis Bory, Jean Cau et alii, Delacroix, Paris, Hachette, collection Génies et réalités, 1963, repr., n. p.
  • Paul-André Lemoisne, L’œuvre d’Eugène Lami (1800-1890), lithographies – dessins – aquarelles – peintures, essai d’un catalogue raisonné, Paris, H. Champion, 1914, collection de la société de l’histoire de l’art français, n°744, p173-174.
  • Catalogue de l’exposition Exposition des Cent ans de vie française : Centenaire de la Revue des deux mondes, 1829-1929 : en l’Hôtel Jean Charpentier, Paris, 1929, no. 689, p. 98.