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Delacroix vu par Louise Chennevière
Invitée numérique, du 29 septembre 2023 au 15 mars 2024
Pendant sa fermeture pour travaux, le musée Delacroix invite Louise Chennevière pour une résidence numérique sur son site web et ses réseaux sociaux. L’écrivaine, avec son style, partage avec les lecteurs numériques son regard sur la peinture de Delacroix et son rapport au lieu même du musée.
Louise Chennevière (née en 1992) s’est imposée en quelques années comme une figure de la jeune littérature française. Autrice de Comme la chienne (2020) et de Mausolée (2022), deux ouvrages publiés aux éditions P.O.L., elle trace une voie sensible, romantique et sans concession au travers de la littérature contemporaine.
Par cette approche intime, le musée Delacroix met en commun une nouvelle expérience de visite : un lieu de souvenirs, de rencontres et d’émerveillement permanent.
Chaque vendredi lisez ci-après un nouvel épisode publié par Louise Chennevière :
Episode 1
« Voilà l’une des choses lorsque l’on écrit : cela risque de vous mener en des terres inconnues. Souvent on s’y précipite soi-même, quelques fois on nous y pousse. J’ai été invitée à écrire sur Delacroix. Je n’en suis pas spécialiste, d’ailleurs je ne suis spécialiste en rien. Je connais Delacroix comme beaucoup le connaissent, j’en connais les images canoniques, célèbres. J’en ai bien une idée, mais cette idée je sais qu’elle n’est pas exactement la mienne. Elle est celle qui a été forgée patiemment pour moi par les critiques, les historiens, les professeurs et les conservateurs de musées et dont j’ai glané quelques bribes tout au long de. C’est une idée possédée par contamination pourrait-on dire, comme beaucoup de celles qui ont trait à ce que l’on nomme culture et qui circulent de tête en tête sans que l’on n’en connaisse les sources exactes et sans pourtant, que nous vienne à l’esprit de les remettre en cause. (J’exagère un petit peu car j’ai vu plus jeune la Madeleine dans le désert, là, je crois m’être approchée très près de Delacroix, mais j’y reviendrai.) »
Episode 2
J’imagine une entrée dans le Dictionnaire des idées reçues (ou Catalogue des opinions chic) de Flaubert « – Delacroix : piètre dessinateur mais grand coloriste, romantique malgré ses démentis, peint les fauves comme personne. » Voilà le premier travail : se défaire des idées reçues. Aborder une telle œuvre est donc particulièrement risqué – cela ne peut se faire qu’en se débarrassant non seulement de ce que l’on croit savoir mais aussi de toutes les choses qui ont sur elle été dites. Ou plutôt il faut en passer par ces choses avant de les congédier afin de – se frayer un regard, je ne dirai pas neuf non, mais propre. Il ne s’agit pas de chercher à produire une prétendue vérité sur une œuvre dont on a dit, tout et son contraire, mais de tenter d’en dire quelque chose qui de juste, quand bien même admettons, ne serait pas absolument vrai. Car ce qui compte ici, pour moi, ce ne sont pas les faits précis, les dates et les informations techniques, c’est de rendre la rencontre possible – et même à deux siècles de distance les véritables rencontres ne sont pas sans frictions.
Episode 3
Comme l’écrit Baudelaire qui a tant admiré Delacroix « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ». J’essaierai durant cette fréquentation de me tenir à l’endroit de ce point de vue-là. Le mien, ici. Dans ce siècle-là, dans cette ville qui change, incessamment, sans répit, se modifient ses rues, ses avenues, ses boulevards, les lieux que l’on connaît et sont remplacés un à un, c’est une vieille histoire et tout le monde sait qu’elle change plus vite hélas. Le mouvement, la nostalgie. Mais certains lieux demeurent, intacts. Comme sauvés du temps par je ne sais quel miracle, sûrement la folie de quelques-uns, qui se font tout à la fois gardiens et passeurs de leur mystère. Et on y retrouve en y retournant, parfois même des années après, les sensations que nous avions éprouvées alors – j’ai retrouvé moi, en passant la porte du musée Delacroix il y a quelques mois, celles éprouvées alors que je n’étais qu’une enfant.
Episode 4
C’est une certaine lumière, un silence, c’est un lieu habité, et cette matière brute, épaisse et vive aux murs, contenue dans des cadres polis mais qui pourtant déborde, qui vit au-delà de ces cadres et contamine l’espace tout entier. Je ne peux pas dire que je ne suis pas impressionnée alors que j’y reviens. Il est vrai que je suis toujours un peu impressionnée lorsqu’il s’agit de peinture. Fascinée même. C’est tellement loin, c’est tellement fort – se passer de mots. C’est pour moi, et pour tout écrivain peut-être, à la fois un absolu et un impossible. Et voilà une question que je me pose souvent : dire la peinture est-ce seulement possible ? Pourquoi venir superposer aux couleurs des mots qu’elles étaient parvenues à congédier, et que dans leurs plus grandes réussites elles rendent caduques, inutiles ? Delacroix pourtant, à plusieurs reprises dans son Journal, se lamente de ne pas être poète, tout alors dit-il lui « serait inspiration ». Son œuvre est nourrie-traversée-éclairée par celle des grands poètes mais il sait bien ce que peut la peinture que ne peut la langue.
Episode 5
Alors qu’il n’est qu’au tout début de cette œuvre, il écrit dans son Journal, « Cet art, ainsi que la musique, sont au-dessus de la pensée ; de là leur avantage sur la littérature, par le vague. » Être au-dessus signifie ici non pas être dans l’idéal abstrait produit par la pensée, mais bien être aussi le plus en deçà, c’est-à-dire être plongé dans la matière – brute et informe encore, dans la couleur pure, dans l’épaisseur de la peinture. Et c’est depuis cette matérialité-là qu’il sera possible de rendre la vie dans ce qu’elle a de plus réel, de plus tangible, dans son aspect charnel, de manifester – la chair du monde. Car voilà peut-être le lieu où triomphe la peinture : les couleurs et les sensations qu’en nous elles provoquent. Mais je me tiens, moi, dans le langage, je parle, comme c’est trivial, depuis les mots. Comment pourrais-je alors parler de la lumière sans l’obscurcir ? Tout ce que l’on dit sur la peinture, tous les discours n’ont-ils pas pour seul résultat de nous éloigner d’un choc primordial produit par la couleur ? Jusqu’à le rendre impossible peut-être ?
Episode 6
Tel que celui que j’avais éprouvé adolescente en regardant pour la première fois la Madeleine dans le désert. Peut-être l’avais-je déjà vue avant, lorsque j’y étais venue enfant mais quand bien même je l’aurais regardée je sais que je ne l’ai pas vue avant ce jour-là. Ce jour-là j’ai vu comme l’on voit rarement, seulement quelques fois je crois dans toute une vie – sans limites. Ce n’est pas une affaire de goût, ce n’est pas une affaire objective. Et l’on serait bien en peine de déterminer ce qui, exactement, dans le tableau lui-même produit cet évènement. Ce sont des choses qui vous arrivent, à la faveur de quelle rencontre miraculeuse entre un état intime et une œuvre. Comment traduire cette vision-là ? C’est ce que je me demande alors que je la regarde durant de longues minutes en ce matin de printemps, cherchant à comprendre ce qui m’a tant émue là, et continue de m’émouvoir, et dont le mot mystère ne dit rien.
Episode 7
Non, je ne crois pas que la description puisse dire quoi que ce soit d’un tableau. Baudelaire écrit, à propos de la peinture du décor de Delacroix dans la bibliothèque du Luxembourg, qu’il est « impossible d’exprimer avec de la prose tout le calme bienheureux qu’elle respire, et la profonde harmonie qui nage dans cette atmosphère ». On atteint avec la tentative de restitution des sensations provoquées par un tableau, les limites de la prose. Bien sûr on peut dire ce coin de ciel qui s’ouvre en haut à droite, ce morceau de bleu que l’on retrouve aux tempes de la Madeleine, bien sûr l’on peut dire, cette blancheur lumineuse de la carnation, qui irradie, et son expression ambiguë, et ce regard, est-il de souffrance, est-il de désir, est-il encore seulement un regard ? Ce trouble et qui nous trouble, on peut dire ces cheveux qui se noient dans l’indistinction du décor, comme si le sujet et le paysage lui-même ne faisaient qu’un, on peut dire le trouble mais l’on n’aura rien dit de l’expérience de la Madeleine dans le désert.
Episode 8
Et que peuvent les mots contre, pour, ce rouge-là ? Qui circule de loin en loin parmi les œuvres, ce rouge dont aucune description ne pourrait venir à bout, ce rouge dont le mot rouge lui-même ne dit rien, je pourrais dire ce rouge éclatant, orangé, brillant, qui se fait parfois délicatement rosé dans ses métamorphoses, qui se diffuse dans les carnations pour les souligner, mais j’aurais honte, ce rouge qui ne peut être décrit car il n’existe par lui-même mais simplement en regard des autres couleurs autour, dans cette contamination des couleurs entre elles, ce rouge alors qui n’existe ainsi que dans cette toile-ci, dans cet agencement jamais revenu, une unique fois dans le geste du peintre, ce rouge qui surgit çà et là et requiert le regard, l’éblouit.
Episode 9
Et ce blanc, ce blanc qui confine parfois à la transparence, comme autour du visage de Jenny, qui l’encadre délicatement, avec tendresse, cette transparence malgré la matière, malgré les coups de pinceau visibles, manifestant la légèreté des étoffes, ce blanc des drapés, de celui qui s’enroule autour du corps pâle de Juliette, Juliette qui n’est pas encore morte pourtant, pas tout à fait, Juliette avant l’instant du drame dont ce tissu blanc au beau milieu du tableau figure déjà l’issue, ce blanc exacerbé par la profondeur d’un vert, atténué par la proximité d’une peau claire, ce blanc parfois éclatant et parfois presque englouti par le noir tout autour, qui révèle, parfois la lumière et parfois la mort, parfois la gloire et parfois la douceur.
Episode 10
Il y a aussi, cet or, qui frappe dans les détails des habits, des décors, qui attire l’œil et le séduit, cet or aux mains des femmes d’Alger, à leurs poignets, à leurs oreilles, ces fils d’or entremêlés au vert d’un de leurs habits, cet or sur l’habit des cardinaux, aux casques des militaires, cet or des épées, il y a toutes ces couleurs que Delacroix consciencieusement note, dans les carnets de son voyage au Maroc, des carnets de peintre, qu’il note mais qui là, noir sur blanc sur la page ne veulent rien dire, il y a les grandes places jaunes, blanches, violettes de fleurs, les montagnes très bleues, et le terrain rouge, il y a un mouchoir blanc, un caftan orange, les très vives couleurs de roses à la figure, une couverture de chevaux rouge et bleu ciel, un caftan sans manches vert, caftan dessus rouge, des éperons bleus sur bottes jaunes, et l’extrême blancheur du teint, il y a partout pour qui sait la voir, la couleur.
Episode 11
Oui de ce voyage, Delacroix ramène dans ses carnets, beaucoup de couleurs, beaucoup d’objets, et de visions. Je ne peux m’empêcher de penser que ce qu’il peint alors à son retour, il ne le peint pas, pour mythifier cet Orient, mais pour en exposer la beauté réelle, la beauté qu’il a vue dans sa splendeur et sa précarité, cette beauté de formes de vies menacées par « la sape et la mine » et le « barbare courage » (ironise Delacroix) de détruire déployé par les Européens qui allaient « introduire sur la terre d’Afrique un autre climat et de nouvelles conditions d’existence » – ce qu’il peint alors à son retour ce ne sont pas des visions romantiques de quelque Orient livresque, mais des intérieurs, ces intérieurs qui, écrit-il, frappent de leur grâce quand nos demeures sont tristes et sans aucun ornement. La destruction des marbres, des cours, des ornements, le déracinement des arbres, ne sont pas de petites affaires, c’est aussi en s’attaquant à l’esthétique que l’on soumet, et le peintre ici semble tenter de, sauver un peu de la beauté d’un monde qui meurt.
Episode 12
Alors il y a déjà cette affaire de peinture, cette difficulté intrinsèque à l’exercice de la dire, mais il y a aussi – la charge symbolique. Il y a le poids de l’histoire, de l’institution. Il y a cet étonnement naïf : quel étrange retournement de l’histoire s’est-il opéré pour que l’on vienne chercher une jeune femme comme moi et que non seulement on l’autorise mais même, on lui demande de parler du maître ? Car le monde des maîtres et celui des jeunes femmes furent toujours des mondes, séparés. Chacun sa place dans l’histoire de la peinture et je ne sais que trop où, tout ce temps a été la mienne. Sur ce photomontage, quatre artistes, quatre maîtres du dix-neuvième siècle, quatre grands hommes. Tout en eux le dit, les regards sont assurés, les mines sérieuses, les postures sont fières et solides – sur le monde en train de se faire ils règnent, ce monde-là, celui dont nous héritons, ils en façonnent les contours esthétiques. Ils imposent leur vision.
Episode 13
Car le dix-neuvième est le siècle des grands hommes. Delacroix en sera un, cela il le désire et le dit très jeune. Il est question de gloire, qui n’est pas un vain mot, et de postérité. Il est vrai que l’époque qui l’avait vu naître permettait encore de croire, à ce genre de choses, à un sens de l’histoire, à une destinée. À la possibilité même, d’une éternité assurée et garantie par l’entrée dans l’histoire de l’art. Que reste-t-il de tout cela ? Qui parmi les enfants de ce siècle pour croire que la gloire sera éternelle ? Qui pour croire que nous aurons seulement un avenir ? L’artiste moderne pouvait rêver à la reconnaissance des siècles futurs. Il pouvait espérer voir, graver son nom aux frontons des grands monuments. Nos gestes et nos mots s’inscrivent dans l’horizon de la précarité la plus absolue. Aucun de nous ne rêve à aucun panthéon.
Episode 14
Et aux grands hommes, la patrie, si elle leur avait parfois été ingrate, finit toujours par leur être reconnaissante. Si leurs contemporains les ont parfois dédaignés, la postérité les sauve. Ils prennent part à la tradition en la renouvelant, ils s’inscrivent dans le passé pour s’assurer une place dans l’avenir. Ils ouvrent des voies et auront des suiveurs. Sur cette esquisse pour l’hommage à Delacroix les visages sont encore indistincts, comme si l’artiste n’avait pas encore arrêté avec précision ceux qui y figureront, tout est encore en suspens, en gestation, ce qui ne fait aucun doute pourtant, c’est que toutes ces silhouettes sont des silhouettes d’hommes – peu importe presque, encore, pour l’instant, leurs identités réelles, ce qui compte c’est cela, la puissance créatrice de ces corps ordonnés autour d’une sculpture, autour du portrait sculpté de cette figure tutélaire, image de cette puissance artistique qui traverse les siècles en s’incarnant dans les gestes de subjectivités masculines.
Episode 15
Je suis une jeune femme en ce qui n’est encore que le début du vingt-et-unième siècle et ces questions n’ont jamais été les miennes. La gloire, la postérité, l’inscription dans l’Histoire, la patrie reconnaissante. Les Anciens, les Modernes, le romantisme, le réalisme. Ces conflits-là se jouaient de l’autre côté du monde, du côté de ceux qui n’étaient pas, réduits à leurs corps. Je ne peux pas l’ignorer. Je ne peux pas ignorer ma position, celle depuis laquelle je regarde ces œuvres, faites par un grand homme du dix-neuvième siècle. Bien sûr, elles ne sont pas seulement cela, bien sûr je ne suis pas seulement. Mais cette différence qui m’a été imposée, je ne peux feindre de l’ignorer. Il serait malhonnête de parler depuis une prétendue neutralité à laquelle plus personne ne croit. Car un regard n’est jamais neutre, il est toujours incarné – Delacroix peint depuis son corps et je le regarde depuis le mien. Cela n’empêche pas la rencontre, bien au contraire. Partir d’abord de là, d’abord des corps, c’est ce qui permet à la rencontre d’advenir, d’être autre chose qu’un malentendu.
Episode 16
Parlons de corps. Il faut un corps vigoureux pour accomplir une telle peinture, pour engager tel que l’a fait Delacroix selon Baudelaire, une « lutte avec Scott, Byron, Goethe, Shakespeare, Arioste, Tasse, Dante ». Pour livrer par-delà les siècles un duel avec ce que l’on a toujours appris à nommer les génies, et dans lesquels je n’ai jamais reconnu mon image. Cette vigueur-là transparaît dans chacun des traits de Delacroix, dans le mouvement imposé à la matière, dans la torsion des corps et des drapés, elle transparaît même dans les esquisses – dans ce petit Hercule attachant Nérée, travail préparatoire pour un décor disparu dans l’Hôtel de Ville. Toute la puissance nécessaire à l’exécution de cette immense peinture semble déjà contenue dans le corps à corps qui se tient là dans l’espace minuscule de l’esquisse, dans l’avant de l’œuvre. La peinture c’est d’abord, le corps du peintre, celui avec lequel, tel qu’il l’écrit dans son Journal, il vit en société, malgré tout, « compagnon muet, exigeant et éternel », ce « mesquin vase d’argile » qu’il faut sans cesse solliciter, pousser à bout.
Episode 17
Dans ce combat contre la matière, le corps s’épuise. Il faut veiller tout de même à la reproduction de sa force de travail. Elle est là pour cela, Jenny, la fidèle dans son austère habit noir de domestique, le regard franc et droit, sombre, la peau claire. Avec ce portrait Delacroix donne un visage à la femme qu’il y a toujours dans l’ombre de ces génies tout entiers dédiés à l’art et à l’idéal, celle qui assure le matériel, le trivial, le quotidien, celle qui lave, qui range, qui nourrit. Une femme qui a toujours un statut à part, presque une mère. Dans son Salon de 1859 Baudelaire écrit à propos de Delacroix qu’il est ce génie « qui depuis l’adolescence a consacré tout son temps à exercer sa main, sa mémoire et ses yeux pour préparer des armes plus sûres à son imagination ». Voilà ce qu’il faut pour être un génie, l’un de ces grands hommes là tout entiers dédiés à l’expression de leur vision, du temps, et je pense à elles toutes ces femmes dans l’ombre qui le leur ont offert, et je dis qu’on ne peut plus les ignorer, qu’on ne peut plus ne pas penser à elles.
Episode 18
Et je me demande, qu’a-t-elle pensé de tout cela, Jenny ? Des palettes, des pinceaux, des couleurs, des heures et des heures, de la fougue et des emportements du grand maître ? Comment l’a-t-elle aimé ce grand maître ? Avec tendresse et bienveillance, comme on aime un jeune fils un peu fou, ou bien avec admiration et déférence comme l’on respecte et craint les grands mages ? Jenny, elle qui a durant des années assisté à la naissance de ces œuvres qui ont bouleversé la modernité esthétique, comment les voyait-elle ? Avait-elle seulement le temps de les regarder, occupée qu’elle était avec ce grand enfant et cette petite fille dont le visage sauvé du temps est aujourd’hui exposé à côté du sien ? De ces querelles esthétiques et de ces combats qui se menaient dans cet atelier, que percevait-elle ? Sentait-elle seulement l’importance de son rôle à elle qui en gardait les portes ? Ce que l’on sait c’est qu’elle l’a aimé – et quand il meurt elle écrit – « Je ne m’en consolerai jamais, la seule consolation qui me reste c’est de lui avoir sacrifié mon existence… »
Episode 19
Ce corps en lutte ne saurait pourtant se contenter de l’attention maternelle de la vieille servante. Lui qui, tel qu’il l’écrit, soutient à son atelier de magnanimes combats contre la matière, « souhaite quelquefois la venue de la première femme venue », afin de reprendre à ce corps-là, des forces. Et toujours viennent les modèles. Celles qu’il observait des heures durant, le substrat réel et vivant de sa peinture. Le corps qui se vend au peintre lui appartient. Dolce chiavatura, voilà ce qu’écrivait souvent Delacroix après que quelque modèle était venue poser pour lui, façon élégante d’évoquer l’acte sexuel qui semblait étroitement lié à l’acte de peinture : « Encore ai-je fait la mia chiavatura dinanzi colla mia carina Emilia. Ce qui n’a point ralenti mon ardeur. » Bien au contraire. Une jeune femme offre son corps et son image pour quelque sou, un grand homme se l’approprie et bâtit dessus son œuvre.
Episode 20
Encore une affaire de corps à corps, mais on connaît d’avance le vainqueur. On ne connaît plus que lui. De toutes ces femmes qui ont posé pour les peintres, on ignore tout, on ne sait pas quelle fut leur vie, ni leurs aspirations, leurs échecs, leurs joies et leurs peines, on ne sait pas même ce qu’elles ont pensé de tout cela, de toutes ces images qui se sont bâties à même leur corps vivant, c’est le silence éternel de ce côté-là du regard, du côté de celles qui sont : regardées. Les musées sont remplis de leurs images, reproduites à l’infini sur de petites cartes postales, sur des affiches, répercutées au même instant sur combien d’écrans de par le monde, d’elles on ne sait rien d’autre que cet être-image qui n’est même plus le leur, non, mais celui de quelque grand peintre. Parfois un nom – je relève ceux qui gisent dans le Journal de Delacroix, Laure, Émilie… comme leurs images gisent au cœur des tableaux, toujours à moitié nues, telle Juliette au centre de la toile, la poitrine exposée, abandonnée ou morte, on ne sait pas tout à fait, les deux à la fois, toujours offerte.
Episode 21
Il y a ce portrait d’une femme qui se dérobe. Il y a George. Cette femme au prénom d’homme, cette femme qui n’en est pas une tout à fait, peinte ici en jeune adolescent, un large manteau sombre, un foulard gris noué autour du cou, les cheveux courts, l’air ailleurs, les yeux levés vers le ciel, vers là-bas où il s’est envolé celui dont elle vient de se séparer, cet enfant du siècle, et ses deux yeux immenses expriment un peu de cette sidération, de cette douleur qui la rongeait alors qu’elle rencontre pour la première fois Delacroix, ces yeux éplorés, dans son Journal intime, aux entrées datées de cette époque George écrit, « J’ai les cheveux coupés, les yeux cernés, les joues creuses, l’air bête et vieux. Et là-haut, il y a toutes ces femmes blondes, blanches, parées, couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, des épaules nues. » Le portrait d’elle par Delacroix restitue fidèlement l’androgynie de George tiraillée entre cette douleur de femme qui la tenaillait et ce désir, toujours, comme elle l’écrit, d’être parmi les artistes comme un homme.
Episode 22
Ce portrait de George pourrait être celui de quelque héros romantique de la littérature, ces héros qui peuplent l’imaginaire de Delacroix – car s’il y a la couleur il y a aussi, le drame, les conflits violents, insolubles, et les passions qui déchirent les êtres, il y a tous ces spectres qui hantent ses toiles, et au premier rang Hamlet dans le costume duquel se représente Delacroix lui-même, alors tout jeune encore, semblant lier au tout début de son œuvre, littérature et peinture – le peintre se tient là, dans un large costume sombre et solennel, dans quelque décor théâtral, le regard déterminé et portant loin, c’est l’autoportrait d’un jeune shakespearien, d’un jeune homme qui sait que le théâtre et la vie sont une seule et même chose, que les tragédies se rejouent encore et encore, un jeune homme qui a une vision et le sentiment de quelque destin – un jeune homme qui peut écrire dans son Journal « La gloire n’est pas un vain mot pour moi. »
Episode 23
Je lis le Journal de Delacroix. C’est une lecture au long cours, patiente, quotidienne. J’ai toujours aimé lire les journaux, les correspondances, parfois plus que lesdites œuvres elles-mêmes. C’est la façon dont se tisse une intimité, toute proche, une intimité impossible, qui n’aurait pas dû avoir lieu – j’aime me perdre dans les détails quotidiens, dans ce qui s’est joué, pour la servir ou l’empêcher, derrière l’œuvre qui s’expose, immuable et définitive devant nous, dans les « rien de bien remarquable jusqu’ici », « travaillé à la vieille femme, à ses brodequins », « mauvaise journée, promenade dans la forêt vers dix heures », dans toutes ces notations qui ré-ancrent l’art dans la chair du temps vécu. Et puis soudain là, au milieu des notations quotidiennes, des plaintes concernant quelques soucis, ou bien de l’ennui qui gagne, de la vieillesse qui s’immisce, quelques phrases posées là, l’air de rien, quelques phrases comme des fulgurances qui éclairent d’un jour nouveau toute l’œuvre.
Episode 24
– Oui, j’aime ce qui est derrière, l’intime, le non-dévoilé – et voilà pourquoi j’aime tant peut-être, regarder les œuvres dans ce lieu-là, dans ce lieu où elles ont été pensées, traquées, exécutées, ce lieu qui ne peut pas ne pas porter la mémoire de tout cela, habité par ces heures, ces jours et ces nuits de peinture acharnée, j’aime les confronter aux murs dans lesquels elles ont été produites parmi les objets qui les ont vu naître, les objets quotidiens, banals, ou bien les objets curieux, collectionnées, ramenés de loin, de son voyage au Maroc, en apparence sans liens et pourtant, c’est toute cette atmosphère-là qui involontairement, sourdement, nourrit et soutient une telle œuvre. Une telle œuvre qui, non, ne se tient pas sage dans les cadres, qui les déborde, cette matière vive de la peinture de Delacroix qui semble toujours en excès, en trop, et cela beaucoup le lui reprochèrent alors, qui contamine l’espace tout autour et lui confère quelque densité plus épaisse, plus chargée que celle de la ville autour.
Episode 25
Et je reste un long moment assise dans le jardin. Là, on est comme protégé de la ville, comme encore un peu au cœur de cette couleur et de ces paysages, tout proche encore de ces visages rescapés du temps qui me sont devenus familiers. Je vois encore distinctement la Madeleine, malgré l’imprécision des formes, malgré le flou des contours, je la vois et je sais que je reviendrai la voir, que je reviendrai de loin en loin à la source de cette sensation, étrange sensation d’infini comme celle que l’on éprouve parfois face aux grands espaces, aux ciels immenses, produite par le plus pur artifice, là, dans le secret de cet atelier caché au cœur de la ville tentaculaire, changeante, insaisissable. Là, malgré tout, ce petit morceau d’éternité. En moi-même je murmure, et aux grands hommes les jeunes femmes…