Pendant sa fermeture pour travaux, le musée Delacroix invite Louise Chennevière pour une résidence numérique sur son site web et ses réseaux sociaux. L’écrivaine, avec son style, partage avec les lecteurs numériques son regard sur la peinture de Delacroix et son rapport au lieu même du musée.

Louise Chennevière (née en 1992) s’est imposée en quelques années comme une figure de la jeune littérature française. Autrice de Comme la chienne (2020) et de Mausolée (2022), deux ouvrages publiés aux éditions P.O.L., elle trace une voie sensible, romantique et sans concession au travers de la littérature contemporaine.

Par cette approche intime, le musée Delacroix met en commun une nouvelle expérience de visite : un lieu de souvenirs, de rencontres et d’émerveillement permanent.

Chaque vendredi lisez ci-après un nouvel épisode publié par Louise Chennevière :

Episode 1
« Voilà l’une des choses lorsque l’on écrit : cela risque de vous mener en des terres inconnues. Souvent on s’y précipite soi-même, quelques fois on nous y pousse. J’ai été invitée à écrire sur Delacroix. Je n’en suis pas spécialiste, d’ailleurs je ne suis spécialiste en rien. Je connais Delacroix comme beaucoup le connaissent, j’en connais les images canoniques, célèbres. J’en ai bien une idée, mais cette idée je sais qu’elle n’est pas exactement la mienne. Elle est celle qui a été forgée patiemment pour moi par les critiques, les historiens, les professeurs et les conservateurs de musées et dont j’ai glané quelques bribes tout au long de. C’est une idée possédée par contamination pourrait-on dire, comme beaucoup de celles qui ont trait à ce que l’on nomme culture et qui circulent de tête en tête sans que l’on n’en connaisse les sources exactes et sans pourtant, que nous vienne à l’esprit de les remettre en cause. (J’exagère un petit peu car j’ai vu plus jeune la Madeleine dans le désert, là, je crois m’être approchée très près de Delacroix, mais j’y reviendrai.) »

Episode 2

J’imagine une entrée dans le Dictionnaire des idées reçues (ou Catalogue des opinions chic) de Flaubert « – Delacroix : piètre dessinateur mais grand coloriste, romantique malgré ses démentis, peint les fauves comme personne. » Voilà le premier travail : se défaire des idées reçues. Aborder une telle œuvre est donc particulièrement risqué – cela ne peut se faire qu’en se débarrassant non seulement de ce que l’on croit savoir mais aussi de toutes les choses qui ont sur elle été dites. Ou plutôt il faut en passer par ces choses avant de les congédier afin de – se frayer un regard, je ne dirai pas neuf non, mais propre. Il ne s’agit pas de chercher à produire une prétendue vérité sur une œuvre dont on a dit, tout et son contraire, mais de tenter d’en dire quelque chose qui de juste, quand bien même admettons, ne serait pas absolument vrai. Car ce qui compte ici, pour moi, ce ne sont pas les faits précis, les dates et les informations techniques, c’est de rendre la rencontre possible – et même à deux siècles de distance les véritables rencontres ne sont pas sans frictions.

Episode 3

Comme l’écrit Baudelaire qui a tant admiré Delacroix « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons ». J’essaierai durant cette fréquentation de me tenir à l’endroit de ce point de vue-là. Le mien, ici. Dans ce siècle-là, dans cette ville qui change, incessamment, sans répit, se modifient ses rues, ses avenues, ses boulevards, les lieux que l’on connaît et sont remplacés un à un, c’est une vieille histoire et tout le monde sait qu’elle change plus vite hélas. Le mouvement, la nostalgie. Mais certains lieux demeurent, intacts. Comme sauvés du temps par je ne sais quel miracle, sûrement la folie de quelques-uns, qui se font tout à la fois gardiens et passeurs de leur mystère. Et on y retrouve en y retournant, parfois même des années après, les sensations que nous avions éprouvées alors – j’ai retrouvé moi, en passant la porte du musée Delacroix il y a quelques mois, celles éprouvées alors que je n’étais qu’une enfant.

Episode 4

C’est une certaine lumière, un silence, c’est un lieu habité, et cette matière brute, épaisse et vive aux murs, contenue dans des cadres polis mais qui pourtant déborde, qui vit au-delà de ces cadres et contamine l’espace tout entier. Je ne peux pas dire que je ne suis pas impressionnée alors que j’y reviens. Il est vrai que je suis toujours un peu impressionnée lorsqu’il s’agit de peinture. Fascinée même. C’est tellement loin, c’est tellement fort – se passer de mots. C’est pour moi, et pour tout écrivain peut-être, à la fois un absolu et un impossible. Et voilà une question que je me pose souvent : dire la peinture est-ce seulement possible ? Pourquoi venir superposer aux couleurs des mots qu’elles étaient parvenues à congédier, et que dans leurs plus grandes réussites elles rendent caduques, inutiles ? Delacroix pourtant, à plusieurs reprises dans son Journal, se lamente de ne pas être poète, tout alors dit-il lui « serait inspiration ». Son œuvre est nourrie-traversée-éclairée par celle des grands poètes mais il sait bien ce que peut la peinture que ne peut la langue.

Episode 5
Alors qu’il n’est qu’au tout début de cette œuvre, il écrit dans son Journal, « Cet art, ainsi que la musique, sont au-dessus de la pensée ; de là leur avantage sur la littérature, par le vague. » Être au-dessus signifie ici non pas être dans l’idéal abstrait produit par la pensée, mais bien être aussi le plus en deçà, c’est-à-dire être plongé dans la matière – brute et informe encore, dans la couleur pure, dans l’épaisseur de la peinture. Et c’est depuis cette matérialité-là qu’il sera possible de rendre la vie dans ce qu’elle a de plus réel, de plus tangible, dans son aspect charnel, de manifester – la chair du monde. Car voilà peut-être le lieu où triomphe la peinture : les couleurs et les sensations qu’en nous elles provoquent. Mais je me tiens, moi, dans le langage, je parle, comme c’est trivial, depuis les mots. Comment pourrais-je alors parler de la lumière sans l’obscurcir ? Tout ce que l’on dit sur la peinture, tous les discours n’ont-ils pas pour seul résultat de nous éloigner d’un choc primordial produit par la couleur ? Jusqu’à le rendre impossible peut-être ?

Episode 6

Tel que celui que j’avais éprouvé adolescente en regardant pour la première fois la Madeleine dans le désert. Peut-être l’avais-je déjà vue avant, lorsque j’y étais venue enfant mais quand bien même je l’aurais regardée je sais que je ne l’ai pas vue avant ce jour-là. Ce jour-là j’ai vu comme l’on voit rarement, seulement quelques fois je crois dans toute une vie – sans limites. Ce n’est pas une affaire de goût, ce n’est pas une affaire objective. Et l’on serait bien en peine de déterminer ce qui, exactement, dans le tableau lui-même produit cet évènement. Ce sont des choses qui vous arrivent, à la faveur de quelle rencontre miraculeuse entre un état intime et une œuvre. Comment traduire cette vision-là ? C’est ce que je me demande alors que je la regarde durant de longues minutes en ce matin de printemps, cherchant à comprendre ce qui m’a tant émue là, et continue de m’émouvoir, et dont le mot mystère ne dit rien.

Episode 7
Non, je ne crois pas que la description puisse dire quoi que ce soit d’un tableau. Baudelaire écrit, à propos de la peinture du décor de Delacroix dans la bibliothèque du Luxembourg, qu’il est « impossible d’exprimer avec de la prose tout le calme bienheureux qu’elle respire, et la profonde harmonie qui nage dans cette atmosphère ». On atteint avec la tentative de restitution des sensations provoquées par un tableau, les limites de la prose. Bien sûr on peut dire ce coin de ciel qui s’ouvre en haut à droite, ce morceau de bleu que l’on retrouve aux tempes de la Madeleine, bien sûr l’on peut dire, cette blancheur lumineuse de la carnation, qui irradie, et son expression ambiguë, et ce regard, est-il de souffrance, est-il de désir, est-il encore seulement un regard ? Ce trouble et qui nous trouble, on peut dire ces cheveux qui se noient dans l’indistinction du décor, comme si le sujet et le paysage lui-même ne faisaient qu’un, on peut dire le trouble mais l’on n’aura rien dit de l’expérience de la Madeleine dans le désert.

Episode 8
Et que peuvent les mots contre, pour, ce rouge-là ? Qui circule de loin en loin parmi les œuvres, ce rouge dont aucune description ne pourrait venir à bout, ce rouge dont le mot rouge lui-même ne dit rien, je pourrais dire ce rouge éclatant, orangé, brillant, qui se fait parfois délicatement rosé dans ses métamorphoses, qui se diffuse dans les carnations pour les souligner, mais j’aurais honte, ce rouge qui ne peut être décrit car il n’existe par lui-même mais simplement en regard des autres couleurs autour, dans cette contamination des couleurs entre elles, ce rouge alors qui n’existe ainsi que dans cette toile-ci, dans cet agencement jamais revenu, une unique fois dans le geste du peintre, ce rouge qui surgit çà et là et requiert le regard, l’éblouit.

Episode 9

Et ce blanc, ce blanc qui confine parfois à la transparence, comme autour du visage de Jenny, qui l’encadre délicatement, avec tendresse, cette transparence malgré la matière, malgré les coups de pinceau visibles, manifestant la légèreté des étoffes, ce blanc des drapés, de celui qui s’enroule autour du corps pâle de Juliette, Juliette qui n’est pas encore morte pourtant, pas tout à fait, Juliette avant l’instant du drame dont ce tissu blanc au beau milieu du tableau figure déjà l’issue, ce blanc exacerbé par la profondeur d’un vert, atténué par la proximité d’une peau claire, ce blanc parfois éclatant et parfois presque englouti par le noir tout autour, qui révèle, parfois la lumière et parfois la mort, parfois la gloire et parfois la douceur.

Episode 10

Il y a aussi, cet or, qui frappe dans les détails des habits, des décors, qui attire l’œil et le séduit, cet or aux mains des femmes d’Alger, à leurs poignets, à leurs oreilles, ces fils d’or entremêlés au vert d’un de leurs habits, cet or sur l’habit des cardinaux, aux casques des militaires, cet or des épées, il y a toutes ces couleurs que Delacroix consciencieusement note, dans les carnets de son voyage au Maroc, des carnets de peintre, qu’il note mais qui là, noir sur blanc sur la page ne veulent rien dire, il y a les grandes places jaunes, blanches, violettes de fleurs, les montagnes très bleues, et le terrain rouge, il y a un mouchoir blanc, un caftan orange, les très vives couleurs de roses à la figure, une couverture de chevaux rouge et bleu ciel, un caftan sans manches vert, caftan dessus rouge, des éperons bleus sur bottes jaunes, et l’extrême blancheur du teint, il y a partout pour qui sait la voir, la couleur.

Episode 11
Oui de ce voyage, Delacroix ramène dans ses carnets, beaucoup de couleurs, beaucoup d’objets, et de visions. Je ne peux m’empêcher de penser que ce qu’il peint alors à son retour, il ne le peint pas, pour mythifier cet Orient, mais pour en exposer la beauté réelle, la beauté qu’il a vue dans sa splendeur et sa précarité, cette beauté de formes de vies menacées par « la sape et la mine » et le « barbare courage » (ironise Delacroix) de détruire déployé par les Européens qui allaient « introduire sur la terre d’Afrique un autre climat et de nouvelles conditions d’existence » – ce qu’il peint alors à son retour ce ne sont pas des visions romantiques de quelque Orient livresque, mais des intérieurs, ces intérieurs qui, écrit-il, frappent de leur grâce quand nos demeures sont tristes et sans aucun ornement. La destruction des marbres, des cours, des ornements, le déracinement des arbres, ne sont pas de petites affaires, c’est aussi en s’attaquant à l’esthétique que l’on soumet, et le peintre ici semble tenter de, sauver un peu de la beauté d’un monde qui meurt.

Episode 12

Alors il y a déjà cette affaire de peinture, cette difficulté intrinsèque à l’exercice de la dire, mais il y a aussi – la charge symbolique. Il y a le poids de l’histoire, de l’institution. Il y a cet étonnement naïf : quel étrange retournement de l’histoire s’est-il opéré pour que l’on vienne chercher une jeune femme comme moi et que non seulement on l’autorise mais même, on lui demande de parler du maître ? Car le monde des maîtres et celui des jeunes femmes furent toujours des mondes, séparés. Chacun sa place dans l’histoire de la peinture et je ne sais que trop où, tout ce temps a été la mienne. Sur ce photomontage, quatre artistes, quatre maîtres du dix-neuvième siècle, quatre grands hommes. Tout en eux le dit, les regards sont assurés, les mines sérieuses, les postures sont fières et solides – sur le monde en train de se faire ils règnent, ce monde-là, celui dont nous héritons, ils en façonnent les contours esthétiques. Ils imposent leur vision.

Nouvel épisode : vendredi prochain