Je viens de voir en rentrant dans le parc un motif de tableau superbe, une scène qui m’a beaucoup touché. C’était votre fermière, avec sa petite fille. J’ai pu les regarder tout à mon aise derrière un buisson où elles ne me voyaient pas. Toutes deux étaient assises sur un tronc d’arbre. La vieille avait une main posée sur l’épaule de l’enfant qui apprenait attentivement une leçon de lecture.

(Propos Rapportés par Alfred Robaut, rédacteur du premier catalogue raisonné de l’œuvre du peintre)

Premier séjour à Nohant

Cédant aux invitations réitérées de son amie George Sand, Delacroix séjourne environ deux semaines à Nohant en juin 1842. Il a d’abord la ferme intention de se reposer, de « végéter », dit-il, et de profiter des joies de la campagne : Vivent les vaches, les sabots ; à bas les tableaux et les pinceaux ! . À cette période, Delacroix vit à Paris et n’a pas encore de maison de campagne ; cette parenthèse est une respiration bienvenue. Les premiers jours, il laisse la nature, l’air, le soleil et l’atmosphère enchanteresse de la maisonnée agir sur lui comme un calmant. Le lieu est très agréable, et les hôtes on ne peut plus aimables pour me plaire. Quand on n’est pas réuni pour dîner, déjeuner, jouer au billard ou se promener, on est dans sa chambre, à lire, ou à se goberger sur son canapé. Par instants, il vous arrive par la fenêtre entr’ouverte sur le jardin des bouffées de la musique de Chopin qui travaille de son côté ; cela se mêle au chant des rossignols et à l’odeur des rosiers […]. (Lettre à Jean-Baptiste Pierret, 7 juin 1842).

Dans le parc de George Sand

Mais bientôt il veut reprendre ses pinceaux et, ayant observé au retour d’une promenade une femme assise sur un tronc d’arbre donnant une leçon de lecture à une petite fille, il transforme cette image en un sujet empreint de douceur et de piété : l’éducation de la Vierge par sainte Anne. Ce tableau étonnamment serein, où les personnages et la nature sont en harmonie, prend pour décor un élément central de la vie quotidienne à Nohant : le parc, que George Sand, botaniste et jardinière émérite, entretenait avec soin. Sand et Delacroix partageaient une passion pour les fleurs. Vous savez comme j’aime les jardins, les fleurs. Je crois que c’est pour ça que je vous aime tant , lui écrira-t-il en 1844. Dans l’œuvre de George Sand, le parc de Nohant est un motif qui revient à maintes reprises. Dans Histoire de ma vie, les scènes qui se passent dans le jardin correspondent à des moments de méditation, de retraite, qui permettent à la narratrice de retrouver une tranquillité intérieure après les tourments du cœur. L’auteure inscrit le parc de Nohant dans la tradition du jardin clos comme métaphore de l’âme. On peut imaginer que lorsqu’il peint la Vierge en l’associant, conformément à la tradition, à l’idée du jardin clos fleuri de roses, Delacroix est imprégné de cet accord naturel à Nohant entre le jardin, la lecture et un certain sentiment de religiosité.

Une harmonie paisible

Tandis que la plupart des tableaux à sujet religieux chez Delacroix sont consacrés à la Passion du Christ, celui-ci frappe par la douceur qui en émane, « une des œuvres les plus poétiques, je dirais même les plus contenues de cet heureux artiste », commente Paul Mantz en 1845. Il révèle la peinture religieuse de Delacroix comme une peinture de l’émotion plus encore qu’une réinterprétation de l’iconographie sacrée. Le sentiment humain et la nature s’y accordent en une harmonie paisible, expression d’une alliance, d’une communion intime entre l’homme et le monde dans laquelle Sand comme Delacroix reconnaissaient sans doute la véritable piété.

Historique :

Coll. George Sand ; sa vente (anonyme), 23 avril 1864, no 9 (retiré) ; 1866, coll. Édouard Rodrigues ; vente après décès Édouard Rodrigues, 8 octobre 1878, no 1 (retiré) ; coll. Thérèse Rodrigues, épouse Roland-Gosselin ; coll. J. Roland-Gosselin ; vente anonyme, galerie Charpentier, 3 juin 1954, no 30 (retiré) ; coll. Louis Becquart, vers 1956 ; coll. Maurice Genevoix, vers 1963 ; coll. Suzanne Genevoix ; acquis en 2003.

Bibliographie

  • Lee Johnson, The Paintings of Eugène Delacroix, a critical catalogue, Oxford : Clarendon Press, 1981-1993 , t. III, no 426, p. 215-216.
  • Cat. exp. George Sand : une nature d’artiste : exposition du bicentenaire de sa naissance, 29 juin-28 novembre 2004, Musée de la vie romantique, Paris, Paris : Paris musées, 2004, no 75, p. 84-85, repr.
  • Cat. exp. Delacroix Signac : la couleur du néo-impressionisme : exposition, Saint-Tropez, Musée de l’Annonciade, 13 juillet-13 octobre 2019, catalogue sous la direction de Grégoire Hallé, Paris ; New York : le Passage ; Saint-Tropez : Musée de l’Annonciade, 2019, p. 110-112.

(Mise à jour : février 2023)